Adrien Blauen, agriculteur bio de Messancy et candidat à l'Europe

Publié le 24 mai 2024
Rédigé par 
Fanette Hulstaert

Article rédigé par Adrien Blauen

Éveiller sa curiosité c’est s’interroger, se poser les bonnes questions, c’est tout un art. Observer l’environnement qui nous entoure, voir les forêts qui se dégradent, le climat que l’on ne reconnaît plus, les sols qui s’érodent, tout le monde du vivant qui s’essouffle ; cela soulève des questions.

1. POURQUOI EN SOMMES-NOUS ARRIVÉS LÀ ?
1.1. Le rapport Meadows : ses recherches et ses conclusions

Cela fait plus de 50 ans, en 1972, que paraissait le rapport Meadows qui questionnait déjà les limites de la croissance (The Limits to Growth). Ce rapport est le résultat des recherches menées par un groupe de chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) sur la question : « Peut-on croître à l’infini dans un monde aux ressources finies ? ». Ces chercheurs ont examiné et fait interagir cinq facteurs de base : la croissance de la population mondiale, les productions agricoles, l’épuisement des ressources non renouvelables, la production industrielle et la pollution générée. Sur ces bases, l’équipe du MIT a développé un modèle permettant de traiter les données de ces 5 facteurs et a testé sous plusieurs scénarios leur évolution.

L’objectif était de dresser un état des lieux et d’évaluer différents scénarios pour assurer un avenir durable à l’humanité.

En effet, les scénarios de croissance, basés sur les ressources non renouvelables connues à l’époque (ou même celui qui considérait un doublement de ces ressources par la découverte de nouveaux gisements) arrivaient à la conclusion d’un effondrement de la société. C’est précisément le scénario du doublement des ressources connues à l’époque qui s’avère être le plus en phase avec l’évolution que nous connaissons mais qui conduit donc lui aussi à un effondrement de nos sociétés. Bien sûr, en 1972, ces chercheurs ne connaissaient pas la route qui serait suivie. Selon leur conclusion, l’humanité pouvait créer une société dans laquelle elle pourrait vivre décemment sur terre si elle s’imposait des limites ainsi qu’à sa production de biens matériels pour atteindre un état d’équilibre soigneusement défini, lequel privilégie les liens sociaux à la consommation matérielle.

À nouveau on peut se demander « Pourquoi n’avons-nous pas suivi cette voie ? » La réponse est certainement plurielle mais une dominante s’est imposée.

1.2. Le néolibéralisme et le court-termisme

Au début des années 80, une vague néolibérale, portée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, a déferlé sur la planète. Les fondamentaux de l’Union Européenne, dont le marché commun, étaient mis à mal. Nous sommes passés de ce que l’on pourrait appeler « un grand marché local », où l’on ne va pas chercher ailleurs ce que l’on peut produire soi-même, à une dynamique tout autre où l’on ne fait pas soi-même ce que l’on peut acheter moins cher ailleurs. Ceci sans prendre en considération les conditions sociales et environnementales dans lesquelles ce « moins cher » est produit. Le libre-marché, avec pour corollaire la mondialisation, était en marche. Progressivement nous sommes passés d’une logique où l’on produisait pour répondre à nos besoins à une logique où il fallait susciter de nouveaux désirs de consommation pour accroître la production, laquelle allait augmenter les profits, le moteur du système. D’autres facteurs que le néolibéralisme ont contribué à nous écarter de la voie de la durabilité, tels que le court-termisme des décisions politiques et économiques, l’inertie de nos institutions, ou encore la complexité des systèmes qui rendent difficiles l’adoption de voies plus durables. La conjonction de ces facteurs a créé un terreau fertile au développement de l’individualisme, du profit pour soi, au détriment d’un fonctionnement sain de la société. Bref, tout cela n’est-il pas un manque de courage et la preuve d’une incapacité à se projeter sur des temps longs ?

Quoi qu’il en soit, cette dynamique nous a conduit à une consommation toujours accrue des ressources fossiles et génère ses effets pervers tels que le changement climatique, la perte de biodiversité, l’acidification des océans, les changements d’utilisation des sols, …. . La sixième extinction de masse est à nos portes, à la différence qu’il s’agit cette fois de la première non causée par des facteurs externes mais par nous-mêmes, par notre propre comportement.

La nécessité d’un changement de cap ne date pas d’aujourd’hui mais devient une nécessité. Une nouvelle question s’impose :

2. POURQUOI EST-IL SI DIFFICILE DE CHANGER DE TRAJECTOIRE ?

2.1. Le Parlement Européen et ses contradictions

Si à l’échelle individuelle beaucoup font des efforts, d’un point de vue global beaucoup reste à faire. Les essais pour mettre en place de nouveaux cadres de référence ne se matérialisent pas systématiquement par des succès alors qu’il y a urgence. Sachant que les principales orientations en matière environnementale sont prises au niveau du Parlement Européen (PE), il est déplorable de constater que certaines familles politiques votent en contradiction avec leur discours d’intention en la matière. Comment expliquer cela ?

De mon point de vue, chaque famille politique s’est fondée sur une idéologie, une trame de fond qui oriente grandement ses choix. Ainsi, lorsque l’adoption d’une directive ou d’un règlement sur des matières environnementales est soumise au vote des actuels 705 députés et qu’elle « limite » les intérêts individuels, propres à telle ou telle famille politique, le vote négatif ou l’abstention deviennent la solution, ou l’adoption d’amendements vidant de leur substance les projets législatifs.
Pourquoi les médias ne font-ils que trop peu écho de ces décisions, ne communiquent-ils pas clairement sur qui est en faveur, qui s’oppose et pour quelles raisons ? Somme toute, le PE et ses processus restent à la fois complexes pour les citoyens et opaques sur les orientations prises. De plus, les familles politiques présentes sur notre territoire national / régional s’apparentent au niveau européen à des formations qui peuvent encore avoir des idéologies quelque peu différentes de celles que nous leur connaissons ici.

(L’apparentement des partis en Région Wallonne et Bruxelles représentés au PE : Les Engagés apparentés au PPE (Parti Populaire Européen -Démocrates Chrétiens), le PS apparenté à l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates (S&D), le MR apparenté à Renew Europe (RE), Ecolo apparenté aux Verts/ALE (Les Verts/Alliance libre européenne), le PTB apparenté au groupe de la gauche (The Left).

Pour apporter plus de transparence sur les choix émis par chacun de ces groupes l’ONG française Bloom a analysé 150 amendements et votes d’une importance cruciale pris au PE sur des matières environnementales au cours de la mandature 2019-2024. Au total ce sont 97.454 votes individuels qui ont été extraits. Les résultats de cette étude ainsi que la méthodologie sont exposés dans le rapport « Évaluation de la performance environnementale du Parlement européen », disponible sur ce lien.

Ce rapport établit trois catégories de familles politiques : les partis qui font preuve d’une très bonne conscience sociale et environnementale et qui ont permis d’obtenir des avancées majeures, nommés « les bâtisseurs » ; les partis qui émettent des votes contraires à l’argumentaire bienveillant qu’ils défendent sur la place publique, nommés « les hypocrites » et qui malheureusement incluent les formations majoritaires, et les partis qui n’affichent aucune sensibilité aux matières environnementales, nommés « les casseurs ».

Les informations contenues dans ce rapport sont vérifiables. Ce dernier inclut en effet le lien conduisant directement aux 150 amendements sélectionnés. À nouveau, cette étude ne fournit qu’une réponse à la question « Pourquoi est-il si difficile de changer de trajectoire ?». Cette réponse n’est pas unique, d’autres facteurs influent mais dans le contexte des élections qui se présentent à nous elle mérite d’être considérée.

3. LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE

Ce n’est pas un hasard si l’un des premiers facteurs analysé par le rapport Meadows concerne les productions agricoles. Leur apparente abondance nous fait oublier que ces productions sont la base de notre alimentation et présentent aussi une certaine vulnérabilité. Pouvons-nous imaginer un seul instant les conséquences qu’aurait une pénurie alimentaire ? Le déclenchement de la guerre en Ukraine a mis en évidence qu’une partie de notre alimentation était importée de ce pays. Paradoxalement, les sanctions imposées à la Russie n’ont pas interdit l’importation de céréales russes (voir ici).

Ainsi, il ne faut pas confondre autonomie alimentaire ou sécurité alimentaire avec souveraineté alimentaire, notion relative.

Afin d’objectiver, il est utile de s’informer. Il n’est pas évident de trouver des informations complètes et fiables sur ce sujet. Récemment, en France, un rapport sur la souveraineté alimentaire européenne a été publié (voir ici)

Bien que ce rapport se concentre sur la production française, les données et ses constats s’appliquent à toute l’Europe. Il met en lumière nombre de fragilités de notre souveraineté alimentaire, dont la dépendance aux marchés internationaux. Si globalement l’Europe est autonome pour la plupart de ses denrées de base, elle importe 85% de ses protéines végétales (soja), principalement d’outre-Atlantique.

En termes de fragilité, le rapport souligne notre dépendance aux intrants agricoles. Par exemple, nous sommes dépendants de nos importations d’engrais NPK (Azote, Phosphate, Potasse) à raison de respectivement 30 %, 68 % et 85 %, lesquels contribuent grandement au niveau de production que nous connaissons.

Ce rapport attire aussi l’attention des effets du dérèglement climatique sur les rendements agricoles, lesquels n’évoluent plus depuis une vingtaine d’années et sont plutôt sur une tendance volatile et baissière depuis une dizaine d’années.

Le rapport souligne encore la fragilité de nos sols agricoles : « Les terres agricoles, une vocation nourricière à préserver face à la dégradation des sols ». Sous cette section, l’attention est notamment portée sur l’utilisation massive de pesticides, l’érosion qui entraîne lentement mais sûrement la perte de la ressource sol, non renouvelable à l’échelle humaine. Pour mieux comprendre l’importance de cette précieuse ressource, il est utile d’écouter Marc-André Selosse, biologiste français mondialement reconnu : sur ce lien

Le rapport attire également l’attention sur l’artificialisation des sols qui conduit à un processus généralement irréversible de perte d’espaces agricoles et donc de notre souveraineté alimentaire. Ainsi il ne faut pas s’étonner de voir notre dépendance alimentaire s’accroître. Entre 1982 et 2018, la France a perdu 2,4 millions d’hectares de terres agricoles, soit 1,8 fois le territoire agricole belge qui compte 1,3 millions d’hectares. La Belgique n’est pas en reste puisqu’elle a perdu environ 10% de ses terres agricoles entre 1985 et 2020.

Ce rapport souligne la fragilité de notre souveraineté alimentaire mais se veut constructif et met en avant une série de propositions concrètes comme : « Proposition n° 3 Inscrire un objectif contraignant de « zéro artificialisation nette » (ZAN) dans la future directive sur la surveillance des sols en s’appuyant sur l’expérience française, dans le cadre des discussions qui s’ouvrent ou à l’occasion de son réexamen. »

Dans ce contexte, on ne peut que s’étonner des récentes décisions prises par l’UE en réponse aux manifestations agricoles et qui réduisent considérablement les mesures prises notamment pour enrayer l’érosion des terres agricoles et la perte de biodiversité. Ces décisions, prises en urgence ne constituent pas une réponse aux revendications des agriculteurs lesquelles portaient essentiellement sur les aspects de rémunération juste. Ces décisions témoignent à nouveau du manque de vision à long terme.

Pourquoi est-ce si important ?

L’agriculture ou notre système alimentaire repose sur trois piliers : 1) L’agriculteur, qui dans le système complexe que nous connaissons, doit être compétent et courageux, 2) les sols qui doivent être préservés en bon état agronomique et 3) le climat qui doit également être propice. Il y a bien sûr aussi tous les métiers qui contribuent au soutien et renforcement de ces trois piliers. Chacun de ces piliers est aujourd’hui dans un état vulnérable et toute décision qui agira sur uniquement un pilier au détriment des autres conduira à fragiliser l’ensemble.

Pour conclure, analysons objectivement toutes ces données et apportons notre soutien aux formations qui auront le courage d’être « des bâtisseurs » pour l’avenir et de ne pas tenir un double langage. Ne l’oublions pas, le vote pour le Parlement Européen est crucial car il est à la base des décisions majeures que les états membres devront transposer dans leur législation nationale.